Choc des civilisations ? Non, choc des ignorances
par Tahar Ben Jelloun, 2016
Les civilisations se rencontrent, se mélangent, se tissent, circulent et continuent leur chemin en se moquant bien de ce que nous pensons de leurs trajectoires, de leurs effets, de leur gloire et de leur décadence. Elles sont le corps et l’esprit de l’Humanité. Ce sont les hommes qui les ont nourries et ce sont parfois ces mêmes hommes qui les détruisent. Mais quelles que soient les brutalités dont est capable l’homme, elles se maintiennent ou du moins s’inscrivent dans le registre de l’histoire et témoignent. Elles sont la mémoire de l’humanité.
Ce sont des rivières, des fleuves nourris par d’innombrables ruisseaux charriant des matériaux venus de plusieurs continents, des mémoires d’une humanité qui a bâti des monuments extraordinaires puis les a détruits en faisant des guerres longues et inutiles. Toutes ces mémoires se déplacent à travers le temps, un temps qui n’est pas le nôtre, dans un espace divers et semblable, un temps que l’homme n’est pas capable d’imaginer. A aucun moment les civilisations ne se sont constituées en blocs de fer dans le but de produire des chocs.
Cette idée du choc est une image inventée par un sociologue qui cherche à faire de l’effet, mais cette métaphore est basée sur quelque chose de faux parce que impossible. Du fait même qu’elles s’imbriquent et passent les frontières sans que personne ni rien ne peut les arrêter, elles ne se confrontent pas, elles s’assimilent mutuellement, se manifestent ici et là, parfois loin de leurs lieux d’origine, c’est ce qui fait illusion.
Evidemment il est plus facile de soulever des foules avec le thème du « Choc des Civilisations ». Il est plus courant de créer des foyers de guerres plutôt que de favoriser des processus de paix. L’homme fait son marché selon ses besoins et ses moyens. Il prend ce qui lui convient. Il peut être musulman ou évangéliste fanatique et utiliser les dernières découvertes de la science en médecine, en science de la communication etc. Car il sait qu’aucune civilisation en particulier n’appartient à personne. Aucune loi ne lui interdit de profiter des apports d’un pays à l’humanité. Aucune loi ne l’empêche d’entrer visiter un musée où sont exposés des merveilles du monde, d’aller écouter un concert ou un opéra, de visiter des sites archéologiques, de consommer des produits des cultures du monde. Nous sommes faits des temps passés et nous portons les traces de cette mémoire qui s’est constituée dans divers continents et à des époques très éloignées les unes des autres. A notre simple date de naissance on devrait ajouter quelques milliers d’années faites d’héritage transmis de générations en générations, et cela remonte à des temps tellement anciens qu’on est incapable de les situer.
Il est des sociétés où les valeurs de civilisation sont plus ancrées que dans d’autres pays. Nous n’avons pas tous le même degré d’alphabétisation, les mêmes capacités pour accéder à la culture, les mêmes chances d’être en contact avec les chantiers de création etc. Nous ne vivons pas tous dans des Etats démocratiques, des Etats où le droit est la valeur fondamentale. La pauvreté peut être un handicap pour faire vivre les cultures. En même temps il est pays riches qui consacrent si peu de moyens au développement des cultures et des civilisations.
Il est des pays où la culture est sacrifiée au profit de l’armement. Ce qui n’empêche pas la population de vivre ses propres valeurs culturelles s’appuyant sur l’héritage des anciens. Mais l’homme n’a pas encore atteint cette sérénité sublime qui fait de lui un être culturel prenant le dessus sur l’être naturel.
Conférence prononcée par TBJ à Bard College, le 24 octobre 2010 ; New York