Si douce France
Par Christian Roudaut
La France, un pays où il fait bon vivre et... débattre, disent aussi les étudiants étrangers. Même nos péroraisons de comptoir et cette manie d'avoir un avis tranché sur tout (disent-ils) trouvent grâce à leurs yeux. "Je viens de Barcelone mais je ne m'intéresse pas du tout au football", confesse Gerard Sole, en stage de fin d'études chez Alstom en région parisienne. "J'en ai marre d'en entendre tout le temps parler en Espagne. Ici, les gens abordent spontanément des sujets comme la culture ou la politique." En master de science politique à l'université Paris-VIII (Vincennes-Saint-Denis), la Brésilienne Roberta Lima, 30 ans, fait peu ou prou le même constat : "Comparée à mon pays, la politique est très présente dans les discussions. Quand on va à une fête en France, les gens en parlent naturellement. Au Brésil, ça ennuie tout le monde, on vous dira : "La politique c'est toujours la même chose." Ici, il y a une grande conscience politique."
Le débat public s'est peut-être appauvri en France, où il est de bon ton de dénoncer l'indigence de la pensée. Il faut croire néanmoins que l'herbe intellectuelle reste moins verte ailleurs. A tort ou à raison, le pays des Lumières continue d'être perçu comme cette terre où l'on s'autorise encore à philosopher. Récemment débarqué de New York pour boucler sa thèse sur Jacques Derrida, Donald s'émerveille de la place réservée à la discipline qu'il étudie : "La philosophie s'intègre dans la société. On trouve tous les livres des grands philosophes en librairie, aux Etats-Unis il faudrait les commander en ligne. Quant aux cafés philo, c'est un concept qui nous paraît très bizarre à nous Américains !" Un peu à la manière d'Usbek dans les Lettres persanes, racontant ses étonnantes découvertes à Paris, Donald envoie des courriels ébahis outre-Atlantique pour raconter, à qui veut le croire, que la philo s'enseigne dès le lycée en France ! "C'est peut-être le seul pays à le faire et je trouve ça formidable."
Ce timide Américain exerce son français encore hésitant dans les locaux de l'association Equipes d'accueil et d'amitié pour les étudiantes et étudiants étrangers, à deux pas du Musée d'Orsay. Des bénévoles grisonnants y donnent quelques heures de leur temps pour leur faire pratiquer la langue et débusquer les fautes de syntaxe dans les thèses et les mémoires. A Donald qui raconte que de sa chambre de bonne, il aperçoit chaque week-end les cortèges de manifestants s'ébranlant de la place de la République, un septuagénaire un peu taquin répond : "Tu devrais te joindre aux défilés, c'est une façon d'améliorer ton français." Riposte du thésard new-yorkais sur le même ton badin : "Je ne peux pas, je n'ai pas de bonnet rouge."
Les mouvements sociaux à la française suscitent invariablement la même réaction ambivalente. Les étudiants étrangers admirent l'esprit de résistance des Français, des "indignés" et des sans-culottes dans l'âme. En même temps, ils décèlent dans ce goût prononcé pour les barricades une forme de conservatisme révolutionnaire. Arc-boutés sur leurs fameux acquis sociaux, les Français bloqueraient systématiquement les réformes avec le risque de tout perdre faute d'accepter les adaptations nécessaires.
http://www.lemonde.fr/m-actu/article/2014/01/03/si-douce-france_4341969_4497186.html#Ci8HoFT16f3iV3us.99
Serres est marqué sur ma carte d’identité. Voilà un nom de montagne, comme Sierra en espagnol ou Serra en portugais ; mille personnes s’appellent ainsi, au moins dans trois pays. […1…] Michel, une population plus nombreuse porte ce prénom. Je connais pas mal de Michel Serres : j’appartiens à ce groupe, comme à celui des gens qui sont nés en Lot-et-Garonne.
[…2…], sur ma carte d’identité, rien ne dit mon identité, mais plusieurs appartenances. Deux autres y figurent : les gens qui mesurent 1,80 m, et ceux de la nation française. Confondre l’identité et l’appartenance est une faute de logique, réglée par les mathématiciens. Ou vous dites a est a, je suis je, et voilà l’identité ; ou vous dites a appartient à telle collection, et voilà l’appartenance. Cette erreur expose à dire n’importe quoi. Mais elle se double d’un crime politique : le racisme. Dire, en effet, de tel ou tel qu’il est noir ou juif ou femme est une phrase raciste parce qu’elle confond l’appartenance et l’identité. Je ne suis pas français ou gascon, mais j’appartiens aux groupes de ceux qui portent dans leur poche une carte rédigée dans la même langue que la mienne et de ceux qui, parfois, rêvent en occitan. Réduire quelqu’un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution.
Or cette erreur, or cette injure nous les commettons quand nous disons : identité religieuse, culturelle, nationale… Non, il s’agit d’appartenances. Qui suis-je, […3...]. Je suis je […4…]; je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu’à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe : ceux qui parlent turc, si j’apprends cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire les œufs durs, etc. Identité nationale : erreur et délit.
*Michel SERRES Professeur à la Stanford University, membre de l’ Académie française.
Michel Serres, Libération, 19 Novembre 2009
Mais déjà le professeur reprenait la situation en main en martelant:
- C’est le tsar qui a été responsable de la terrible bousculade sur le champ de Kodhinka, des milliers de gens écrasés. C’est lui qui a ordonné d’ouvrir le feu sur la manifestation pacifique du 9 janvier 1905- de centaines de victimes. C’est son régime qui s’est rendu coupable des massacres sur le fleuve Léna-102 personnes tuées! D’ailleurs ce n’est pas un hasard si le grand Lénine s’est appelé ainsi- il voulait par son pseudonyme même fustiger les crimes du tsarisme!
- Ce qui m’impressionna le plus, ce n’était pas le ton véhément de cette diatribe. Mais une question déroutante qui se formula dans ma tête pendant la récréation tandis que les autres élèves m’assiégeaient de leurs railleries (“ Regardez! Mais il a une couronne ce tsar!” criait l’un d’eux en me tirant les cheveux). Cette question, en apparence, était toute simple: “ Oui, je sais, c’était un tyran sanguinaire, c’est écrit dans notre manuel. Mais que faut-il faire alors de ce vent frais sentant la mer qui soufflait sur la Seine, de la sonorité de ces vers qui s’envolaient dans ce vent, du crissement de la truelle d’or sur le granit - que faire de ce jour lointain? Car je ressens son atmosphère si intensément !”
- Non, il ne s’agissait pas pour moi de réhabiliter ce Nicolas II. Je faisais confiance à mon manuel et à notre professeur. Mais ce jour lointain, ce vent, cet air ensoleillé? Je m’embrouillais dans ces réflexions sans suite mi- pensées, mi- images. En repoussant mes camarades rieurs qui m’agrippaient et m’assourdissaient de leurs moqueries, j’éprouvais soudain une terrible jalousie envers eux: “ comme c’est bien de ne pas porter en soi cette journée de grand vent, ce passé si dense et apparemment si inutile. Oui, n’avoir qu’un seul regard sur la vie. Ne pas voir comme je vois…”
- Cette dernière pensée me parut tellement insolite que je cessais de repousser les attaques de mes persifleurs, me tournant vers la fenêtre derrière laquelle s’étendait la ville enneigée.
Donc, je voyais autrement ! Était-ce un avantage? Ou un handicap, une tare? Je n’en savais rien. Je cru pouvoir expliquer cette double vision par mes deux langues : en effet quand je prononçais en russe “царь”, un tyran cruel se dressait devant moi; tandis que le mot “tsar” en français s’emplissait de lumières, de bruits, de vent, d’éclats de lustres, de reflets d’épaules féminines nues, de parfums mélangés […].
Je compris qu’il faudrait cacher ce deuxième regard sur les choses, car il ne pourrait susciter que les moqueries de la part des autres.
Andreï Makine, Le testament français, Mercure de France, 1995
Vingt-cinq ans, cet automne, que j’habite en France. Je suis arrivée en 1973 et là, à l’heure où j’écris, nous sommes en 1998. Un quart de siècle: […] plus de la moitié de ma vie. Si j’étais née en 1973 je serais déjà une adulte, une jeune femme de 25 ans. Mais voilà, ah, c’est là que le bât blesse, je ne suis pas née en 1973 et ce n’est pas, mais alors pas du tout la même chose que de passer dans un pays les premières ou vingt-cinq autres années de sa vie.
Le Nord, le Grand Nord a laissé sur moi sa marque indélébile. À quoi ressemble cette marque et de quelle nature est-elle? Et en quoi suis-je encore l’enfant de mon pays? En tout : pour la simple raison que j’y ai passé mon enfance. Or rien ne ressemble à l’enfance. On n’en a pas deux, et, quoi qu’on en dise, même avec la maladie d’Alzheimer, on n’y retombe pas.
Même si je vis en France depuis plus longtemps que, par exemple, mes enfants […], je ne serais jamais aussi française qu’eux. Dans la famille tout le monde est français mais, c’est comme l’égalité, il y en a qui sont plus français que d’autres. Nés en Franc, les rejetons d’une Canadienne et d’un Bulgare sont français sans problèmes et sans complexe […].
“Vous sentez-vous française maintenant ?” me demande-t-on souvent ( les expatriés : éternellement exposés à des questions stupides ).
Cela voudrait dire quoi, se sentir français ? À quoi le reconnaîtrais-je, si ça devait m’arriver un jour ?
On peut conférer aux autres être d’origine étrangère la nationalité française, les “naturaliser” comme on dit pour les animaux que l’on empaille, on peut leur donner des diplômes français, des honneurs français, voire l’immortalité française… Ils ne seront jamais français parce que personne ne peut leur donner une enfance française.
Nancy Houston, Nord Perdu, Actes Sud,1999