La victoire de l’ordinateur AlphaGo
par Chantal Delsol, 2016
Une partie de go-jeu beaucoup plus complexe que les échecs- a été gagnée par un ordinateur, AlphaGo, contre le champion mondial le Sud-Coréen Lee Sedol. Grand émoi dans les milieux scientifiques, mais surtout dans les médias, et ici et là l’émoi n’est pas le même.
AlphaGo correspond à ce que l’on appelle l’intelligence artificielle forte, c’est-à-dire que non seulement elle est la plus performante en calculs de probabilités, mais elle est programmée de façon à tirer parti de ses expériences. Les scientifiques savent qu’ils iront encore beaucoup plus loin, et de façon exponentielle, selon la loi dit Moore. Toute la question concerne la manifestation, et le dépassement des capacités humaines- et lesquelles. Elle concerne, donc l’éventualité de nous voir dépassés par un peuple de robots. Question de savoir à quoi nous servirons, nous les humains, quand les machines pourront tout accomplir plus vite et mieux que nous. Mais les inquiétudes vont plus loin que cela.
On peut comprendre que les créateurs de ces machines soient parfois saisis d’attendrissement devant les performances de leurs produits. Évidemment ils ont tendance à tomber dans l’anthropomorphisme : l’ordinateur à ce stade serait capable d’ « intuition » et de « créativité », il montrerait un « jeu très mature »...
Tous ces mots sont employés en un sens dérivé. Turing a cherché à savoir si la machine était « consciente ». C’est imagé. La machine n’est ni consciente ni libre, mais si elle évolue avec l’expérience (ou plutôt avec la succession des résultats).
Elle n’a ni sentiments ni émotions, même si naturellement on peut faire en sorte qu’elle les simule. Autrement dit, pour la rendre semblable à nous, il faut rabaisser toutes nos facultés, et dévaloriser leur sens. Le plafond de verre entre la machine et l’homme, c’est la liberté qui fond la conscience morale. On raconte l’histoire de cette Google Car (voiture sans chauffeur) qui a provoqué un accident pour n’avoir pas su déroger au Code de la route au moment où il aurait fallu...
L’humain peut prendre une décision morale, c’est sa spécificité et sa grandeur.
Il répondra aux situations tragiques, exceptionnelles, même s’il y répondra toujours de façon imparfaite et discutable. La machine peut le dépasser de beaucoup en rationalité, d’où la victoire d’AlphaGo. Mais la rationalité n’est pas l’essentiel de l’humain, et pas non plus l’essentiel de l’intelligence humaine, laquelle est étroitement liée au sens des situations et à la conscience morale, assortie de responsabilité. C’est pourquoi la cybernétique peut administrer, mais pas véritablement gouverner, ce qui suppose des décisions libres.
Certains scientifiques croient que l’esprit humain serait réduit au mécanisme du cerveau. Quand on réduit tout à la biologie, on finit par traiter les hommes comme de la viande- c’est arrivé au XXe siècle. Notre dignité dépasse notre corps et nous le savons bien. Notre liberté aussi. Si ce n’était pas le cas, on ne voit pas pourquoi on devrait s’indigner devant tous les camps totalitaires.
Cependant les craintes devant la puissance des machines s’expriment sur plusieurs registres. Nombre de scientifiques de haut vol, comme Stephen Hawking, craignent que la complexité des machines produise des désastres : elle pourrait prendre des moyens destructeurs pour courir aux buts assignés, comme certains films de science-fiction l’ont imaginé (par exemple, 2001 : l’Odyssée de l’espace de Kubrick). Une lettre ouverte signée par Hawking, Bill Gates et Elon Musk, et des nombreux autres, réclame que les programmes de développement de l’intelligence soient réfléchis d’avance à partir de « ses bénéfices pour la société et la constitution de garde-fous ». On peut se féliciter de voir des créateurs penser les limites de leurs créations. Le progrès pour le progrès n’a pas de sens : pour aller où ? Science sans conscience...
Pendant ce temps, il ne manque pas de journalistes, prenant au pied de la lettre les descriptions anthropomorphiques de certains scientifiques et cherchant le sensationnel, pour décrire l’irruption sur la terre de créatures démoniaques, de robots à qui on aurait donné la pensée et qui en profiterait pour jouer des tours à leurs créateurs. Certes, l’histoire de l’apprenti sorcier pourrait bien se dérouler sur nos yeux : mais ce ne serait pas de machines devenues conscientes et « méchantes »., comme le Pinocchio de Lorenzini. Ce serait cependant plus grave que lorsque des outils dangereux (la bombe atomique) tombent entre des mains criminelles. Ce serait des machines, non pas devenue perverses (!), mais dont la rationalité complexe et adaptable pourrait déclencher des catastrophes, par simple incapacité de s’arrêter. Car les robots, champions de rationalité, n’ont pas de sens moral. Ils peuvent gagner la partie de go, mais certainement pas voler spontanément au secours de leur prochain.
Delsol, Chantal. "La victoire De l'ordinateur AlphaGo." Le Figaro, March 13, 2016.